La Presse en Haïti

« Laissez-moi sortir ! »

PORT-AU-PRINCE, Haïti — Enfermés dans deux pièces exiguës aux allures de cachots, des dizaines de patients sont entassés, l’air hagard. L’odeur d’urine est prégnante, la chaleur étouffante. La présence inopinée du psychiatre Louis Marc Jeanny Girard crée une soudaine agitation. Les malades s’agglutinent autour des grilles, ils tendent les bras entre les barreaux à la peinture écaillée. « Laissez-moi sortir ! », « Je dois vous voir ! », clament tout un chacun en créole, dans une cacophonie grandissante.

Au cœur de la métropole, à un jet de pierre du stade Silvio-Cator, le Centre de psychiatrie Mars and Kline accueille plus d’une centaine de personnes souffrant de symptômes psychiatriques aigus. Ils sont schizophrènes, bipolaires, épileptiques, toxicomanes. Ils arrivent en crise, souvent incontrôlables, désorientés. On les interne en moyenne de 22 à 30 jours, le temps de stabiliser leur état, mais certains restent enfermés pendant plus de six mois. Les plus agressifs sont détenus, isolés, dans de petites cellules. Quelques prisonniers, transférés du pénitencier, le sont aussi. On les enchaîne parfois.

Marie-Alexia, 48 ans, fixe le mur en se balançant de l’avant vers l’arrière. Sa mère, Locita Joanisse, lui rend visite tous les jours. Elle lui apporte de la nourriture. Du pain, du fromage, des biscuits.

« Sa tête ne va pas. Elle est incohérente et elle devient parfois très agitée. Je n’arrive pas à m’en occuper seule, alors je la conduis à l’hôpital. »

— Locita Joanisse, en parlant de sa fille Marie-Alexia

Après quelques semaines de détention, Marie-Alexia se porte généralement mieux. Elle retourne chez elle, jusqu’à la prochaine crise. C’est comme ça depuis 10 ans. Les médicaments, souvent désuets, sont hors de prix. Et, une fois dehors, aucun suivi n’est possible, faute de services et de professionnels. « Elle a fait des études en philosophie. Elle a été mariée, mais son mari l’a délaissée », raconte sa mère. Elle garde néanmoins espoir de voir guérir sa fille. « Je m’en remets à Dieu. »

MALADES ABANDONNÉS

En Haïti, il n’existe aucun système de soins en santé mentale. Même chez les décideurs, le concept de santé mentale est à ce jour nébuleux, incompris. À peine sept psychiatres pratiquent dans le secteur public, desservant une population de 10 millions d’habitants. Les médecins généralistes sont peu sensibilisés, tandis que les psychologues et les travailleurs sociaux se font rares.

Dans tout le pays, deux hôpitaux offrent des soins psychiatriques : le Centre de psychiatrie Mars and Kline et l’hôpital Défilée de Beudet, tous deux situés dans la région métropolitaine. Déjà détériorés, ces établissements ont été lourdement endommagés par le séisme du 12 janvier 2010. Les soins y sont offerts dans des conditions difficiles, qui compromettent le respect des droits de la personne des malades, estime l’Organisation mondiale de la santé. En milieu rural, l’accès aux soins est quasi nul.

Construit en 1959 pour héberger 60 malades, le Centre Mars and Kline fonctionne aujourd’hui bien au-delà de ses capacités. Actuellement, 38 femmes et 70 hommes y sont internés.

« Nous sommes de plus en plus sollicités, mais nous n’arrivons pas à répondre à la demande. Nos moyens restent très limités. Nous devons constamment refouler des gens. »

— Dr Louis Marc Jeanny Girard, directeur du Centre Mars and Kline

Ainsi, il n’est pas rare de croiser des malades qui errent près de l’hôpital, rue Oswald-Durand, devant les stands des vendeurs ambulants. Considérés comme des parias, ils grossissent les rangs des sans-abri. On les bat, on les jette en prison. « Ils sont abandonnés par leur famille, incapables d’en prendre soin, et sont rejetés par la société », déplore le Dr Roger Malary, directeur de l’hôpital Défilée de Beudet.

La Plate-forme des organisations haïtiennes des droits humains (POHOH) a dénoncé de nombreuses fois la situation et demandé aux autorités concernées d’intervenir.

LE SÉISME, UNE ALARME

Le tragique séisme de 2010 a exposé les lacunes des soins en santé mentale, au moment où la population en avait vivement besoin. On estime que plus de 30 000 personnes ont alors consulté les services psychologiques d’urgence mis en place par l’aide internationale.

Les survivants ont eu à composer avec la perte d’êtres chers, les blessures physiques, le déracinement, la violence. Ils ont souffert d’anxiété, de dépression, de stress post-traumatique. Beaucoup ont tremblé pendant des mois, ont sombré dans l’alcool. Les personnes déjà touchées par la maladie mentale sont devenues particulièrement vulnérables, sans repères.

Les séquelles sont encore présentes chez nombre d’Haïtiens. « Le 12 janvier de chaque année, on voit une légère augmentation de cas », note le Dr Girard, qui reçoit 150 patients par semaine en consultation externe.

Les professionnels étrangers, venus prêter main-forte en 2010, sont rapidement repartis. Le phénomène des portes tournantes a pris une nouvelle ampleur et le recours aux guérisseurs traditionnels, déjà prédominant, a grimpé en flèche.

UN PAS VERS L’AVANT

Dans un rapport publié en 2011, l’OMS a sonné l’alarme. Dans la foulée, l’ex-première dame d’Haïti, Sophia Martelly, a lancé l’opération « Tèt poze, Kè poze » qui consiste à repérer dans les rues les malades pour les conduire à l’hôpital Défilée de Beudet, à 22 km de Port-au-Prince. Une ligne téléphonique, le 177, a été mise à la disposition du public.

« L’intention était bonne, mais on ramasse les gens rudement sans faire de distinction entre les malades mentaux et les gens qui souffrent de précarité sociale, déplore le Dr Roger Malary, directeur de l’hôpital. On les entasse dans un petit autobus, comme dans une boîte de sardines, sans même leur dire où ils sont amenés. Je demande à mes employés de leur réserver un accueil capable d’enlever le stress de cette action. On leur offre de l’eau, des craquelins. »

Le Dr Girard y voit un coup d’épée dans l’eau. « On les accueille sans avoir les structures, ni les ressources. On tourne en rond. »

En octobre 2014, le ministère de la Santé publique et de la Population d’Haïti a déposé une première Politique nationale de santé mentale. L’État s’engage à garantir, d’ici à 2022, des soins de santé mentale de qualité à tous et dans le respect de leurs droits : en intégrant la santé mentale à tous les paliers de soins, en facilitant la désinstitutionnalisation et l’accès aux médicaments, en misant sur la réinsertion. Un plan stratégique est toujours souhaité. Dans l’attente, les conditions des malades demeurent insatisfaisantes.

En ce dimanche après-midi, l’ambiance est néanmoins calme derrière les barreaux de Mars and Kline. Quelques patientes entonnent des airs créoles. Des voix douces s’élèvent, comme pour rappeler que, malgré la maladie, elles existent encore.

+ de 75 % des Haïtiens n’auraient pas accès à des services en santé mentale

376 000 $ : budget de l’État destiné à la santé mentale (dont 95 % en salaires), 1 % du budget destiné à la santé

100 gourdes (2,50 $) : coût d’une ampoule d’antipsychotique

225 gourdes (5,50 $) : salaire minimum pour 8 heures

1 patient hospitalisé sur 5 est interné depuis plus de 10 ans

Il n’existe pas de contrôle et de formation sur les droits de l’homme dans les services de santé mentale

À peine 3 % de la formation en médecine générale est consacrée à la santé mentale, contre 6 % en soins infirmiers.

Une personne pénalement irresponsable pour troubles mentaux, selon la législation, sera néanmoins emprisonnée.

Source : OMS, 2011

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